Introduction : Le pari audacieux du Maroc face à une crise éducative
Confronté à une crise éducative profonde, le système public marocain affichait des chiffres alarmants : selon le Programme National d’Évaluation des Acquis (PNEA) de 2019, 70 % des élèves du primaire ne maîtrisaient pas le programme. Cette situation, s'inscrivant dans une "crise mondiale de l’apprentissage", appelait une réponse d'une ambition radicale. C'est dans ce contexte qu'est né le programme des "Écoles Pionnières", un pari audacieux lancé à l'échelle de 626 écoles, impliquant 322 000 élèves et près de 11 000 enseignants. Loin d'être un simple ajustement, cette initiative a été conçue comme une transformation systémique, fondée sur des données probantes et une évaluation rigoureuse. Cet article révèle les résultats surprenants et les leçons clés de cette initiative, structurée en quatre points essentiels.
1. Des résultats non seulement positifs, mais exceptionnels à l'échelle mondiale
L'impact de la réforme, mesuré par une évaluation quasi expérimentale du prestigieux Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab (J-PAL), est stupéfiant. Les élèves des Écoles Pionnières ont enregistré une amélioration globale de 0,90 écart-type par rapport aux élèves des écoles témoins. Pour traduire cette statistique, cela signifie que l'élève moyen d'une École Pionnière obtient désormais de meilleurs résultats qu'environ 82 % des élèves du groupe de comparaison. Ce résultat est si exceptionnel que le rapport de J-PAL précise que "l’impact global du programme, de 0,9 écart-type, est supérieur à tout impact jamais estimé pour un programme mis en œuvre par un gouvernement".
Les gains par matière illustrent l'ampleur de cette réussite :
• Arabe : +0,52 écart-type
• Français : +1,30 écart-type
• Mathématiques : +0,93 écart-type
2. Le secret du succès : une approche structurée et ciblée, fondée sur des preuves
Le succès du programme ne repose pas sur une seule méthode miracle, mais sur une approche holistique combinant plusieurs facteurs clés. Avant même de transformer la pédagogie, le curriculum a été "complètement remanié" pour éliminer le superflu et assurer une progression logique des savoirs. Sur cette base assainie, la stratégie s'est articulée autour de deux piliers pédagogiques, reconnus internationalement comme des "best buys" par le Global Education Evidence Advisory Panel (GEEAP) :
• Le pilier curatif (TaRL - Teaching at the Right Level) : Déployée "en mode intensif en début d'année scolaire", cette méthode de remédiation vise à combler les lacunes accumulées en enseignant aux élèves selon leur niveau réel. Après seulement quatre semaines, les résultats ont été spectaculaires : le taux de maîtrise des compétences fondamentales a été multiplié par 4 en mathématiques, par 3 en français et par 2 en arabe.
• Le pilier préventif (Enseignement explicite) : Cette méthode d'enseignement structurée est ensuite utilisée au quotidien pour garantir que chaque nouvelle leçon est maîtrisée avant de passer à la suivante, empêchant ainsi l'accumulation de nouvelles lacunes.
Comme le souligne l'analyste Hassan El Mahir, dans une analyse menée "à la lumière de l’approche coût-efficacité" et du prisme du GEEAP :
Parmi les choix intelligents adoptés dans la feuille de route 2022-2026, deux se démarquent. Tout d’abord, le soutien aux enseignants avec une pédagogie structurée, comprenant des plans de cours, des matériaux d’apprentissage, et un soutien continu, a démontré son efficacité...
3. Une évaluation sous haute surveillance : la transparence comme moteur du changement
Portée par un leadership fort au sein du ministère, notamment par Youssef Saadani, la réforme a instauré une véritable "culture des données probantes". Dans une démarche que la source qualifie "de l’ordre du jamais vu", le projet a été soumis non pas à une, mais à quatre évaluations externes distinctes, chacune apportant un éclairage différent :
• L'évaluation de l'association Sindi : Elle a mesuré l'impact spécifique de l'approche de remédiation TaRL.
• L'enquête qualitative de l'ONDH : Elle a sondé la perception et l'adhésion des enseignants, élèves et parents.
• L'évaluation de conformité du CSEFRS : Elle a mesuré le degré de fidélité de l'implantation par rapport aux objectifs fixés.
• L'étude d'impact quasi expérimentale de J-PAL : Elle a comparé de manière rigoureuse les résultats des élèves pour isoler l'effet causal du programme.
Cette approche multi-facettes est fondamentale. En combinant des mesures d'impact quantitatives, des retours qualitatifs du terrain et une évaluation de la conformité de la mise en œuvre, les décideurs ont obtenu une vue à 360 degrés, fondant chaque décision sur des preuves solides et désamorçant les débats idéologiques.
4. L'adhésion sur le terrain : quand les élèves et les enseignants deviennent les champions de la réforme
Loin d'être imposée verticalement, la réforme a suscité une adhésion massive, comme l'a révélé l'enquête de perception de l'Observatoire National du Développement Humain (ONDH). La raison de ce succès n'est pas seulement pédagogique, elle est aussi structurelle. Le projet a opéré une transformation radicale du rôle de l'inspecteur, qui est passé d'un superviseur administratif effectuant quelques visites par an à un véritable coach pédagogique. Devenu un "médiateur" et un "accompagnateur", l'inspecteur visite désormais chaque semaine les 3 ou 4 écoles sous sa responsabilité, offrant un soutien continu et concret aux enseignants. Ce changement a été un levier puissant pour l'engagement et l'appropriation de la réforme par les acteurs de terrain.
L'impact sur la dynamique de classe a été immédiat, favorisant l'enthousiasme des élèves et la reconnaissance des enseignants et des parents. Comme le conclut le rapport de l'ONDH :
Le Programme EP a largement été reconnu et gratifié par son approche innovante. Cette dernière a, significativement, participé à améliorer les méthodologies d’enseignement et l’interaction des élèves au sein de la classe.
Conclusion : Un modèle pour l'avenir ?
L'expérimentation des Écoles Pionnières démontre qu'une crise éducative, même profonde, peut être surmontée. Le succès du Maroc repose sur un modèle intégré : le choix de pédagogies fondées sur les preuves ("best buys"), un curriculum préalablement assaini, un leadership fort instaurant une culture des données, une transformation des structures de soutien pour les enseignants, et un engagement sans précédent en faveur de l'évaluation externe.
Le principal défi est désormais celui de la généralisation. Passer de 626 écoles pilotes à des milliers d'autres exigera un effort colossal en matière de formation et de maintien de la qualité. Le Maroc a-t-il trouvé la clé pour résoudre la crise mondiale de l'apprentissage, et son modèle audacieux pourra-t-il être répliqué au-delà de ses frontières ?